Melville, la nuit

Pleine bouche

C’est le cœur de juillet. Il fait chaud à dégouliner. Je me rappelle, tu as failli ne pas me rejoindre. « Trop de frustration. » m’as-tu dit au téléphone. Un bouton de fièvre est venu se nicher au coin de tes lèvres. Nous n’allons pas pouvoir nous embrasser. 

Un message de toi tinte dans ma poche. « Finalement si. Je suis à ta porte. » Tu as ce sourire qui cache des idées quand je t’ouvre. « J’ai fait des courses ! » 
Ce n’est pas la phrase à laquelle je m’attendais.
Il ne me faut que quelques secondes, pourtant, pour imaginer. 

Sauf que.

Le contenu de ton cabas, ce n’est pas non plus ce que j’ai imaginé quelques instants plus tôt. 
Ce sont des fruits. 

Ça fait beaucoup de surprises en peu de temps. Il faut néanmoins reconnaître que c’est la saison. 

Tu saisis une pêche. 
Tu dis « embrasse-moi »
Tu dis « embrasse-moi là », et tu désignes la pêche.
Et tu souris. Tu as le sourire le plus fier et coquin qu’il me soit permis d’imaginer. Et moi je t’embrasse la pêche. 

*

Au début, c’est très doux. On dirait une peau couverte de minuscules poils. Je ne t’ai jamais embrassé là, je crois. En tout cas je ne reconnais pas bien la texture. On dirait un peu certains coins de ton cul, mais en plus ferme. Tu me reprends, je me reprends. Bien sûr qu’il est ferme ton cul. Mais pas comme ça. Oui, j’arrête de parler, oui je continue de t’embrasser. Oui, j’ôte mes vêtements et les tiens et ce qui reste des miens et… je caresse ton cul. Ce n’est effectivement pas lui que j’ai contre mes lèvres.
Tu te frottes contre ma bouche qui t’embrasse. Fort. Plus fort. Encore. J’ouvre grandes mes mâchoires, pour te faire de la place. Je te caresse partout. Partout c’est doux. Plus fort. Encore. À force, je sens ta peau qui vient s’échouer contre mes dents. J’ai peur de te faire mal, mais le seul gémissement que tu pousses quand enfin elle se craquelle et se déchire, c’est celui qui vient de mes doigts qui se glissent en toi. J’ai ton humidité au bout de la main. J’ai ton humidité au bout de la langue. L’une est saline, l’autre mielleuse. 

Je voudrais faire la maline. Dire qu’on ne joue pas avec la nourriture. Je ne peux pas ; j’ai la bouche pleine. Je te mords à pleines dents et tu coules contre mon poignet et mes lèvres. Je me baigne de toi, là, allongée sur le dos. Je sens ta présence, ton ombre qui me rafraîchit dans ce simulacre de canicule. Il fait chaud, si chaud. Moi aussi je coule. Je dégouline, malgré la pénombre, malgré la fraîcheur, malgré les fruits qui devraient — je ne sais pas, moi — me désaltérer ? 

Tu te saisis de moi avec ton autre main, celle que je n’embrasse pas à pleine pêche. Tu me caresses et me cajoles et me titilles et moi je te bois je me noie je m’émoi. 

*

La pêche est finie. La fête, pas tout à fait. Dans ta main, il ne reste qu’un noyau qui glisse bientôt vers le parquet. Je te suce les doigts, un à un, pendant que tu aspires les miens en bouquet. Je frissonne et ça te fait trembler. Je m’agite et ça te fait remuer. Je t’échange une fellation digitale contre un, deux, trois doigts de cyprine. Tu inondes mes draps et le silence de l’appartement se remplit de ta voix. Tu es rauque et liquide et, cessant enfin de t’embrasser, je te prends contre moi. Je t’étreins jusqu’à ce que les tremblements cessent, jusqu’à ce que la chaleur nous repousse jusqu’à la plus proche douche. 

Quand nous rirons auréolées de plaisir sous l’eau, je te glisserai, encore pleine de sucre, que je comprends enfin ce que signifie « embrasser à pleine bouche ».