Melville, la nuit

L'île

Là-bas, il y a les plus grandes tempêtes auxquelles j’ai assisté de toute ma vie. Les vagues s’y font ogres, j’ai moi-même failli finir dévoré. Il y a aussi des éclaircies dont la lumière n’est à nulle autre pareille.
L’île, c’était un endroit de fascination, un exotisme à portée de main. J’avais grandi sur le continent, non loin de la mer. Je savais confusément que l’on y vivait le monde différemment. Les repères n’étaient pas les mêmes, la temporalité non plus. Les marées y imprimaient leur rythme et le paysage changeait sans cesse. Tout y semblait plus poétique, nourri d’une atmosphère particulière que je percevais sans savoir la décrire. Cet au-delà de mes territoires familiers, je m’y suis aventuré pour la première fois une nuit de fin d’été. Je me sentais pirate, à aller aborder ces rives envoûtantes. Je ne craignais ni les requins ni les sirènes, juste les corsaires de la Reine qui auraient tôt fait de me couler s’ils m’apercevaient. J’ai pris une coquille de noix comme esquif, une plume en guise de voile, et je me suis avancé dans les flots noirs, silencieusement.
Le bras de mer traversé, j’ai glissé mon vaisseau sur la plage, et j’ai passé la nuit à danser avec les lucioles. Nous étions lampions sauvages, je me sentais libre, enfin.
J’ai fait de nombreux aller-retour secrets entre l’île et ma terre natale. Je dissimulais mes escapades, de peur d’être vu comme un déserteur. Déserteur, je l’étais pourtant, et à chaque trajet je revenais plus tard, un peu plus près de l’aube, un peu plus à découvert.
J’exultais la nuit, je tremblais le jour. Malgré tout, pour rien au monde je n’aurais renoncé à ce rituel, à ce voyage. Là-bas j’étais juste, j’étais chez moi.

J’ai fini par devenir insulaire moi-même. J’ai fait mon baluchon, j’ai annoncé mon départ. Les voisins et les amis m’ont regardé prendre la mer pour la première fois en pleine lumière. Certains m’ont promis de venir me visiter, d’autres m’ont raconté leur désir de partir aussi, d’autres encore m’ont simplement souhaité bon voyage comme on dit adieu. Je leur ai tous souri chaleureusement. Même si nous nous perdions, j’étais heureux de les avoir comptés dans ma vie.

Je me suis installé dans une cabane de pêcheur en granit un printemps de tempêtes. Je savais que l’éclaircie viendrait. J’ai vécu enfermé entre mes quatre murs pendant des mois, sans jamais regretter. Les rares fois où je sortais, je faisais de merveilleuses rencontres. Les îliens, que je n’avais jusque-là qu’imaginés dans leurs lits pendant que je sarabandais au milieu des landes, me dévoilèrent des trésors de douceur, d’intelligence, d’ingéniosité. Je ne m’entendais pas avec tout le monde, bien entendu, mais je trouvai ici ma tribu.
Aux tempêtes du printemps succédèrent les orages de l’été. Un an jour pour jour après ma première expédition, la foudre s’abattit au cœur de l’île. Les landes brûlèrent, les forêts aussi. Il ne restait que la pierre et les habitants. Ce fut le dernier orage de la saison.
Dans la lumière marine, nous reconstruisîmes, petit à petit. Les végétaux firent, semaine après semaine, mois après mois, leur chemin depuis dessous la terre. L’île n’était plus tout à fait l’île, en tout cas pas celle que j’avais connue. Les lucioles étaient parties.

J’ai trouvé ma place, ici. J’ai le granit dans les artères. Ceux du continent, là-bas, ne me reconnaîtraient peut-être pas aujourd’hui, mais ça n’est pas grave. Mon âme était sur ce bout de rocher entouré d’eau, désormais je l’ai trouvée.