Melville, la nuit

Garçonne

En face de moi y’a le miroir. Et dans le miroir cette silhouette. Je me reconnais à peine. Je me suis rasée, épilée, maquillée, habillée. J’ai de l’allure, du charme ; du glamour, même. Un pantalon très près du corps dévoile la forme de mes jambes. Il est intentionnellement court pour montrer mes mollets glabres. Mes jambes ne sont plus mes jambes. Ou alors elles le sont enfin. J’ai enfilé des talons hauts pour la première fois. Je me sens étonnamment stable dessus. Je me sens grande, ça me donne une contenance. Et puis je fais un bruit que j’aime quand je marche. Ça me reconfigure. Mes cuisses n’ont plus la même forme, mon cul est lui aussi différent. J’ai un chemisier blanc, un veston noir, un noeud papillon et les ongles bleus.
J’ai du rouge à lèvre, du kohl et du mascara.
J’ai une boucle d’oreille qui évoque les yeux irisés des plumes de paon.
J’ai le regard perçant et le sourire mutin.

C’est la première fois que je me vois comme ça, et pourtant je me sens familière à moi-même. Quelle étrange sensation.

Dans le miroir mes mains caressent mon corps. Elles effleurent le haut de mes cuisses, elles se glissent dans l’échancrure de mon chemisier. Je sens les ongles sur mon torse, je sens la pulpe des doigts qui viennent écraser un de mes tétons, puis l’autre. Une main fait l’araignée le long de mon épaule et vient enserrer mon cou. J’ai des frissons, j’ai les poils, j’ai les yeux déjà fermés, plongée dans ma rêverie.

On a mis le pied dans les années 20. Je me sens Louise Brooks, Coco Chanel ou Josephine Baker. J’ai la clope au bec et je trouble ces dames dans la demi-lueur d’un cabaret de contre-allée. Je danse. Je vocalise. Un doigt, puis deux, se glissent dans ma bouche tandis que ma ceinture cliquette en se détachant.

Le froissement mou du tissu indigo qui chute le long de mes jambes si douces. Ce bruit me rend dingue. Je suis trempée.

Les spectatrices applaudissent à tout rompre, sifflent, hurlent. Je suis à demi nue et elles à demi enragées. Je ne crains rien sur scène. J’ai le piédestal et la lumière pour moi. Ici je suis une icône, ici je suis intouchable. L’orchestre joue sans discontinuer. Des cuivres suaves et des cordes provocatrices. À chaque percussion je me déhanche ; je laisse ma voix s’élever sans limite, le miroir en a vu d’autres.

Je m’empoigne, m’étire, me caresse, me cajole, me griffe, me lèche, me suce. Je me touche. Et l’obscurité, peu à peu, envahit la salle. Il n’y a plus rien. Il n’y a plus que moi, plus que la sensation, la peau, la peau, la peau. Et cette silhouette qui tremble, face à moi. La tension fait crépiter mes nerfs, je sens mes tendons au bord de la rupture.

Quand je jouis, c’est comme l’orage. Le premier éclair qui zèbre les nuées après des heures d’atmosphère électrique. L’orchestre qui fait sa coda. Les marteaux qui roulent sur la grosse caisse. Et puis la pluie qui s’abat, torrentielle et bienvenue. La silhouette ploie, plie, s’effondre. Je ris et les larmes de l’averse viennent faire couler mon maquillage. J’ai des tremblements de plaisir classables sur l’échelle de Richter. J’ai une volière dans les poumons et des roucoulements qui s’échappent par ma bouche.

Le calme retombe petit à petit. Les spectatrices vident la salle une à une. Bientôt il n’y a plus que la scène et le miroir.