Melville, la nuit

Erotique #1 - Le Tabard d'Orion

Il me semble que je ne me rappelle plus son nom. Je ne suis même pas certain de l’avoir connu un jour, à vrai dire.
Je l’avais rencontré sur une terrasse où j’étais sorti fumer. Je ne crois pas que c’était un des invités, en tout cas je n’avais pas souvenir de l’avoir vu dans la soirée, mais j’étais trop éméché pour poser à cette heure-là d’autres questions que « Vous avez du feu ? »
Il en avait, et la braise de ma cigarette rejoignit les lumières du firmament.
« Moi je m’appelle Manuel, enchanté. » Il était beau et j’étais ivre. « Je suis un ami de François. Et vous ? »
Il a levé les yeux vers le ciel nocturne. Fait rare dans une ville envahie par les nuages et les néons, on voyait bien les étoiles. Enfin, je crois.
« Moi je regarde les étoiles. J’essaye de retrouver les constellations.
Ah oui, la Grande Ourse et tout ça… J’y connais vraiment rien, mais il faut pas trouver l’étoile Polaire et descendre la queue de la casserole ou un truc comme ça ?
Descendre la queue, peut-être, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de casserole. Et quant à votre histoire de Grande Ourse, je pense que vous faites erreur. Il n’y a pas d’ourse dans le ciel, pas plus que dans les montagnes d’Auvergne. »
Je n’avais plus tout mon entendement. « Ah bon ? Mais vous regardez quoi comme constellation alors ? »
Il prit une inspiration, puis me raconta. Il me raconta le bateau ivre qui traversait l’horizon, le cul ouvert aux comètes ; il me parla du tabard d’Orion, que la constellation voisine, l’éphèbe au dard obscur, ne cessait de vouloir soulever comme aspiré par un trou noir. Il me récita les mille et une positions de la nébuleuse trifide, jouant aux sept voiles avec son nuage stellaire pour mieux s’attirer les faveurs de Cassiopée.
À mesure qu’il parlait, mon ivresse devenait le carburant d’une fusée prête à décoller, et l’engin d’exploration s’érigeait à la jointure des jambes de mon pantalon. Devant nous les étoiles partouzaient au fond de l’univers, sous les yeux de toutes celles et ceux qui levaient le nez, sans que personne ne trouve rien à y redire. Je ne voyais plus une ribambelle d’animaux mythologique, de héros et de signes cabalistiques pour tireuse de carte en mal d’attention ; je voyais l’exultation des corps célestes, miroir du mien qui ne demandait plus qu’à alimenter la Voie lactée de mes débordements.
L’autre, le conteur, souriait du sourire de celui qui sait très bien, et quand enfin la lumière du salon s’éteignit et que l’on eut l’assurance que les hôtes nous avaient complètement oubliés, nous nous sommes mis à jouer le big bang, le big bande, la collision des astres. Deux bolides en pleine course l’un face à l’autre, une rencontre inéluctable, une interpénétration totale, intime, sale et sublime. Nos orgasmes ne résonnèrent pas, car la voûte céleste prend les cris sans les rendre. Nous étions au septième ciel, et au septième ciel il fait nuit, et la lune est au-dessus des nuages où elle forme un croissant parfait, du genre que l’on s’enfonce délicatement à l’intérieur qui vous rend plus léger. Nos spermes maculaient la voûte céleste, dessinaient de nouvelles constellations. Nous réalisions nos portraits dans le firmament du bout de nos sexes dressés et humides. Sa sueur, dans la nuit, avait le goût d’infini des framboises.
C’était lui Orion, et je devenais le Scorpion au dard obscur. Après cette soirée, je ne l’ai jamais revu, mais j’ai gardé son boxer comme le souvenir d’un tabard.