Melville, la nuit

Demi-vie

« Tu connais la demi-vie ? » Je lui ai dit.
« Oui, je crois. C’est bien cette histoire de temps au bout duquel il reste la moitié d’une quantité de matière ?
– C’est ça. C’est un peu comme l’histoire de cette flèche qui n’atteint jamais sa cible parce qu’elle parcourt la moitié du trajet, puis la moitié restante et ainsi de suite, sans jamais parvenir au but complètement.
– Pourquoi tu me parles de ça ?
– Parce que j’ai bientôt atteint ma demi-vie. »

Nous étions nu.es, dans le lit.Nous venions de nous étreindre longuement. Cela faisait longtemps que nous ne nous étions pas vu.es et nous avions eu besoin de la peau de l’autre. Lors de nos retrouvailles, nous nous étions rapidement enfermé.es dans sa chambre. Nos épidermes étaient comme aimantés, nous sentions leur appel qui nous soufflait de les laisser se retrouver.

« Ta demie-vie. C’est une drôle d’idée. Tu te prends pour un isotope radioactif ?
– L’espérance de vie est aujourd’hui, dans notre pays, d’environ quatre-vingts ans. J’en ai bientôt quarante. Une fois que j’aurais atteint ce point, je serai statistiquement plus près de ma mort que de ma naissance.
– Sauf que tu peux avoir un accident le lendemain ou vivre centenaire. Tu n’en sais rien.
– C’est bien pour ça que je parle de statistiques.
– Et ça change quoi ?
– Ça change la perspective. Qu’est-ce que j’ai fait de la première moitié de ma vie ? Ça change l’urgence. Combien de temps il me reste pour faire ce qui compte ? Qu’est-ce qui compte ? Comment je m’y prends ?
– C’est la crise de la quarantaine ?
– Les anglophones disent midlife crisis. J’imagine qu’il y a de ça.
– Oui, je savais…
– …
– Tu as peur de la mort ?
– Je ne crois pas, non. J’ai peur, je crois, de regretter ma vie lorsque ma mort viendra. de me dire que je n’ai pas eu les bons sujets, que j’ai mal aimé les personnes que j’ai aimées, ce genre de choses.
– T’es vachement sombre, en fait.
– Tu sais, je crois qu’en ce moment je m’en sors pas si mal. Je t’aime. Je crois que je t’aime comme il faut. C’est difficile de prendre du recul.
– Je comprends.
– Mais j’ai aussi des regrets. Des regrets de mon passé. Des choses qu’on ne répare pas vraiment, qui ne sont pas vraiment des blessures, mais qui existent un peu quand même, dans le fond de ma tête, de façon diffuse. Et puis des doutes. Surtout des doutes.”

Iel m’a pris.e dans ses bras.
“ C’est normal d’avoir des doutes. On tâtonne et puis on fait de mieux en mieux.
– Tu crois ?
– Oui.
– Tu tâtonnes, toi ?
– Je tâtonne tout le temps.
– Merci.
– Je t’aime aussi. Et j’aime quand on se tâtonne l’un.e l’autre.”
Je me suis serré.e contre son corps. Le soleil descendait doucement à l’horizon. Nos regards se sont croisés, nos sourires aussi.