Melville, la nuit

Des épices

J’aime t’embrasser quand tu rentres de chez le dentiste. Tu as goût de clou de girofle. J’aime goûter ta bouche épicée. C’est un plaisir de gourmet. Le petit bout de ta langue humide vient se frotter à la mienne, nos dents tintent parfois. Tes puissants arômes m’envahissent, me racontent des histoires de voyage et de cuisine.
C’est dans une cuisine que j’ai compris que je t’aimais, je crois. Moi je coupais des navets, toi tu nettoyais de la salade. L’essoreuse fonctionnait mal. Tu as grincé un juron de ton enfance, tu m’as fait rire, tu m’as fait fondre. C’est bête, des fois, comme on tombe pour peu de choses. Ce soir-là nous avons dégusté des navets rôtis à la poêle, parfumés de ras-el-hanout et de miel. Sur la salade qui les accompagnait, tu avais composé une sauce dont j’ignore encore le secret et disposé quelques fleurs comestibles. C’était un plat simple, le premier que nous avons eu en commun.
J’ai compris que je t’aimais en même temps que j’ai compris que j’aimais cuisiner avec toi. Les moments que nous partageons ont pour moi le parfum des épices improbables dont nous parons nos tambouilles. Nos câlins exhalent la cannelle, nos disputes la moutarde. Quand nous faisons l’amour, ton sexe a le goût du safran et ton cou celui de la muscade. Quand je t’écris j’ai de la badiane en volute dans la tête, et quand je te lis de la menthe au coin des yeux. Je ne sais pas pourquoi tu me fais cette synesthésie-là, juste toi.
Je te porte en moi quand je marmitone. Chaque pincée parfumée, c’est un peu de nous, c’est un souvenir, une anecdote, un morceau de mémoire en poudre plein de goût et de trouble. Devant les fourneaux, je suis ici et là-bas. Je t’entends derrière moi, en train d’ajouter ton grain de sel. Je souris, je suis tes recommandations. Quand je suis aux fourneaux, c’est comme si tu n’étais jamais loin.
Et parfois tu es là. Et ta bouche a le goût des clous de girofle. Et je t’embrasse.