Melville, la nuit

Couronne

Dans l’obscurité je brille et je vole. Il n’y a presque plus de bruit, ici. Seuls les craquements d’en dessous résonnent parfois, étouffés. Nous sommes dans l’autre monde. Celui que tu ignorais quand tu as entrepris ton voyage.
Dans l’obscurité je danse et je flotte. Tu sens la dentelle de ma robe, mes bras filins filets qui te happent et t’endorme. Je suis une berceuse et tu es mon bel assoupi.
Dans l’obscurité je festoie de toi. J’ai ma plus belle robe, la transparente qui brille. Elle a l’éclat de ma peau et un joli contraste avec les fumerolles qui montent en colonnes autour de nous. Elle te plaît ma salle de bal ? Ça a l’air de faire beaucoup pour toi tout ça, tu es tout recroquevillé.

On dit qu’ici nul ne survit. C’est vous à la surface qui racontez n’importe quoi. Vous ne savez pas. Vous imaginez que tout ce qui est trop pour vous est trop pour tout. Mais ici, mon petit marin, ici la vie s’agite comme tu n’oserais le rêver. Au fond du fond du fond, au plus loin de la surface, c’est là que s’étend mon royaume. Et les baleines jurassiques, et les vers multicolores, et les anémones lotophages sont mes sujets. Nous sommes innombrables, mes sœurs et moi, et les lamproies nous font lampions quand nous paradons. Moi, je suis la plus grande, la plus belle, la plus brillante. Je suis de celles qui vous ressemblent un peu. De celles qui viennent valser à huit temps juste sous la surface pour qu’un de vos beaux idiots se jette à l’eau, persuadés de sauver une presque noyée. Mais c’est ton corps mon amour qu’on retrouve inerte au fond de l’océan, et je te fais alors linceul.
Il m’est arrivé aussi de faire surface, en troublante étrangère. Car si j’ai mon comptant de marins, j’aspire parfois à d’autres corps, à d’autres chairs, à d’autres lavandières. J’erre alors aux abords de ses cités près des eaux, dans les brumes. Jamais trop loin de l’onde, juste au cas où, mais suffisamment près de tes sœurs pour les laisser regarder à travers mes jupons.
Pourquoi je fais ça, adorable idiot ? Mais parce que je vous aime. Je vis pour vos yeux qui brillent, pour vos mains qui m’effleurent, pour votre chaleur et vos cheveux, pour votre peau et vos appâts. Ça ne suffit pas ? Moi je n’aspire qu’à vous avoir près de moi, est-ce ma faute si si facilement vous expirez ? Alors dans votre lente chute jusqu’à mon domaine je vous accompagne, je vous couvre la tête de ma lumière, comme la couronne d’un fantôme qui découvre son royaume après la vie, et les poissons médusés font un cortège de lames argentées à nos côtés.